« Ok » YOUNG

- On m’a dit que tu cachais une bible sous ton oreiller et qu’on n’avait jamais vu un con pareil.

L’intéressé releva la tête : ce cher Toby. Son premier réflexe fut d’attraper une citation qui lui trottait dans la tête et de la servir avec un sourire poli à son interlocuteur qui lui, ne l’était absolument pas. ‘Heureux les persécutés, le royaume des cieux est à eux.’ Son deuxième réflexe fut de refermer la bouche et d’afficher le sourire poli sans rien d’autre. Sage décision, si on considérait le gabarit du quatrième grade, à vue de nez, qui s’était planté devant lui. Son visage, parsemé de taches de rousseur, respirait le genre de satisfaction insolente qu’ont les garçons après un pari réussi : cette tête de nœud pouvait maintenant rentrer dans le gang des Mini-Apollon qui lui avaient fait subir le test. Quelle bassesse. Le voilà qui s’était déjà retourné et qui disparaissait à cloche-pied derrière une rangée de livres, sans prendre la peine de s’excuser pour le dérangement, bien sûr, puisque c’était là sa mission. Pauvre gamin, à coup sûr sa mère était alcoolique et son père avait foutu le camp à ses deux ans, ce qui expliquerait son besoin de reconnaissance qu’il compensait en rejoignant un cercle d’amis à tendances sectaires. La déchéance des jeunes, dans toute sa splendeur. Le grattement de la plume reprit, la tête de Tobian replongea sur les pattes de mouche de son parchemin. La pluie qui battait depuis la veille distribuait des laissez-passer pour la bibliothèque à des types qui n’y mettaient jamais les pieds, comme ce grand dadais de quatrième grade. Résultat, les imbéciles incapables de lire s’amusaient avec les abonnés aux bouquins plutôt qu’avec leur Souaffle, et accessoirement, les dérangeaient. On laissait Toby tranquille d’habitude, mais le mauvais temps semblait déchaîner les élèves. Il sortait de l’ombre quand les requins n’avaient rien d’autre à se mettre sous la dent. C’était le joujou de dernier recours, ainsi que le démontraient deux filles, pouffant de rire en passant près de sa table alors qu’en temps normal elles n’auraient même pas daigné poser leurs regards sur lui. Le fait qu’il soit plus âgé que la plupart de ses ‘tortionnaires’ ne semblait pas les gêner. Rien ne les gênait, en fait.

Il laissa encore passer trois éclats de rire – « Ah ah, c’est vrai qu’il est CHRÉTIEN ? Pas de relations sexuelles avant le mariage et tout ? – Ah ah parce que tu l’imagines marié toi ? » – avant de plier bagages et déclarer forfait. Le camp adverse avait réussi à le faire fuir de son territoire. La bibliothèque, son territoire, oui. Lorsque la porte se referma derrière lui, les ragots se turent d’un coup, laissant place à un silence plus que rassurant. Le silence, enfin, après toutes ces heures à baigner dans le brouhaha. Il inspira une longue bouffée d’air frais – glacé et poussiéreux, à l’image du château – avant de monter jusqu’à sa salle commune. Son ‘Temple’. Un doigt de pied dans ladite pièce et il changea d’avis, distribuant quelques coups d’épaules au passage après un brusque variation de trajectoire. Encore trop de monde. Il dévala plusieurs étages en empruntant le chemin qu’il venait tout juste de parcourir, récolta des moqueries à la pelle – toujours la théorie des lions enfermés en manque de viande – pour finir par atterrir vers la bibliothèque, ou plutôt dans le couloir défendu vers la bibliothèque, avec une question demeurant sans réponse en tête : pourquoi associait-on religieux à amorphe ? Ne me demandez pas ce qu’il faisait ici, pourquoi là et pas ailleurs, cela dépendait du prix du beurre et de la vitesse des œufs, comme on dit. Parce que tant de non-sens ajoutés à un couloir en angle droit donnaient cinquante pour cent de chances de collision. Ou de grande frayeur. Et en effet, lorsque dans ce paysage sombre une chevelure apparut dans son champ de vision, Toby ne put empêcher un sursaut – bingo – de secouer tout son corps. Ses lunettes volèrent et soudain, ce fut le flou total. Il ne savait même pas à qui il avait affaire. Alors que l’autre, une fille d’après sa voix, les contours de sa silhouette et son soupir, possédait manifestement cet ‘avantage’. Impossible de raccrocher l’intonation à un visage. Il n’était même pas sûr de déchiffrer le ton employé, tout déboussolé qu’il était sans sa paire de loupes : était-ce un compliment déguisé, une phrase polluée de sarcasmes après le choc ou un constat en rapport avec le lieu ? Tobian n’était pas stupide, non. Il avait une logique très claire bien que comprise par lui seul. Il était là parce que… tous les autres couloirs étaient saturés d’élèves. Et il tenait à vérifier, par la même occasion, si les avertissements concernant cette partie du premier étage étaient fondées. Voir s’il pourrait en apprendre plus sur ces cadavres blanchâtres, preuves incontestables d’une des ‘vies possibles après la mort’.

- Si c’est un compliment, je sais.
Maintenant que c’était dit, il penchait plutôt pour le ton ironique. C’est ICI qu’elle le prendrait pour un idiot, elle n’aurait plus doutes. Voilà qui répondait à son interrogation de départ : pour les athées, religieux = illuminé = aveuglé = idiot = amorphe ou hystérique, au choix. Le raisonnement se suivait, bien qu’en théorie c’était complètement faux.
- Tu pourrais me dire où sont mes lunettes ?

Insensible à une présence féminine. À une présence tout court. Pourquoi craquer une allumette dans une église remplie de cierges ? L’illusion tenait.